Commentaire sous l’arrêt de la Cour d’appel de Paris, 17 septembre 2021 n°17/17803
La vente en ligne de médicaments et la publicité liée à cette activité n’auront pas manqué d’alimenter l’actualité juridique des pharmacies d’officine au cours des derniers mois.
En témoigne encore l’arrêt de la Cour d’appel de Paris du 17 septembre 2021, rendu dans l’affaire opposant la société Shop-Apotheke de droit néerlandais d’une part, et deux associations et trois exploitants de pharmacies d’officine développant une activité de vente en ligne d’autre part.
Cette affaire a débuté il y a plus de cinq ans. La société de droit néerlandais, enregistrée au Pays-Bas pour l’exercice d’une activité de pharmacie d’officine, vend par ailleurs des médicaments en ligne au moyen de divers sites internet et notamment un site destiné aux consommateurs français.
Elle réalise de nombreuses publicités, dont la distribution de flyers inclus dans des colis expédiés par de grands acteurs de la vente à distance, l’envoi de courriers postaux publicitaires et l’achat de référencement payant dit « Google adwords », utilisant des mots clés tels que « lasanté.net » (lequel correspondait au nom d’un site exploité par l’un des pharmaciens français requérants), et des outils promotionnels tels que les rabais en fonction de la quantité commandée.
Quel est le droit applicable en France en matière de vente en ligne de médicaments ?
La vente à distance de médicaments est autorisée en France depuis le 2 janvier 2013, sous l’impulsion d’une directive européenne du 8 juin 2011 modifiant la directive « médicaments » du 6 novembre 2001. Une ordonnance du 19 décembre 2012 et un décret d’application du 31 décembre 2012 ont introduit de nouvelles dispositions dans le Code de la santé publique.
La réglementation résulte, après modifications
● Des articles L. 5121-5, L. 5125-33 et suivants et R. 5125-70 et suivants du Code de la santé publique,
● Deux arrêtés du 28 novembre 2016, l’un relatif aux bonnes pratiques de dispensation des médicaments, l’autre relatif aux règles techniques applicables aux sites internet de commerce électronique de médicaments.
Qui peut vendre des médicaments en ligne?
Les pharmaciens titulaires d’une pharmacie d’officine, les gérants de pharmacies mutualistes et des pharmacies de secours minières. Un pharmacien adjoint ayant reçu délégation d’un de ces pharmaciens peut participer à l’exploitation du site internet de l’officine.
Quels sont les produits pouvant être vendus en ligne ?
La réponse se trouve à l’article L. 5125-34 du code de la santé publique : seuls peuvent faire l’objet de l’activité de commerce électronique les médicaments qui ne sont pas soumis à prescription obligatoire, et qui bénéficient d’une autorisation de mise sur le marché en France.
Cette règle s’applique également aux personnes habilitées à vendre des médicaments dans un autre pays de l’Union Européenne (article L. 5125-40 du Code de la santé publique).
Quelles sont les conditions d’exploitation du site ?
L’activité doit être réalisée au sein d’une officine ouverte au public, et mise en œuvre à partir du site internet de l’officine. Le pharmacien titulaire ou gérant est éditeur du site et ainsi responsable des contenus qui y figurent.
Jusqu’au 9 décembre 2020, la création du site internet était soumise à autorisation du Directeur Général de l’Agence régionale de Santé, et le pharmacien devait en informer le Conseil Régional de l’Ordre des Pharmaciens. Depuis le 9 décembre 2020, l’autorisation a été remplacée par une déclaration préalable auprès du Directeur Général de l’ARS territorialement compétente.
L’Ordre National des Pharmaciens met à disposition du public la liste des sites de vente en ligne de médicaments autorisés, afin de lutter contre la contrefaçon.
Les sites doivent identifier les titulaires, et comprendre un certain nombre d’informations complémentaires permettant d’identifier et de joindre l’officine, l’hébergeur et l’ARS compétente.
Ils doivent également comporter le logo commun à tous les états membres de l’UE pour l’activité de commerce électronique de médicaments. Des liens vers le site du Ministère de la Santé et l’Ordre national des pharmaciens doivent également y figurer.
Quelle a été la position des juridictions dans l’affaire Shop-Apotheke ?
Le Tribunal de commerce de Paris a rendu une décision le 11 juillet 2017 par laquelle il a considéré qu’en faisant distribuer à plus de 3 millions d’exemplaires de tracts publicitaires hors de son officine, la société néerlandaise a sollicité la clientèle française par des moyens indignes de la profession de pharmacien. Il a conclu à la violation des articles R. 4235-22 du Code de la santé publique, interdisant aux pharmaciens de solliciter la clientèle par des procédés et moyens contraires à la dignité de la profession, et de l’article R. 4235-44 du Code de la santé publique interdisant aux pharmaciens d’inciter à une consommation abusive de médicaments.
Selon cette décision, le non-respect de cette réglementation, applicable aux pharmacies établies dans d’autres états membres de l’Union Européenne, donne à cet acteur étranger un avantage économique par rapport aux acteurs français, lequel caractérise un acte de concurrence déloyale.
Il a ordonné enfin la publication de la décision, et condamné la société néerlandaise à la publication de la décision, et au versement de dommages et intérêts de 30.000 Euros aux associations de pharmaciens et 100 Euros à chaque pharmacie requérante.
La société néerlandaise a interjeté appel de cette décision.
La Cour d’appel de Paris, dans un arrêt du 28 septembre 2018 (n°17/17803) a opéré un renvoi préjudiciel, interrogeant la Cour de justice de l’Union Européenne. Etaient en cause deux dispositions du droit européen : la directive sur les médicaments à usage humain du 6 novembre 2001, et la directive sur le commerce électronique du 8 juin 2000.
Ce renvoi préjudiciel a donné lieu à un arrêt de la Cour de justice de l’Union Européenne du 1er octobre 2020. La Cour devait trancher les points suivants :
● La possibilité pour un état d’interdire des moyens publicitaires considérés comme contraires à la dignité de la profession,
● La possibilité pour un état d’imposer le respect des bonnes pratiques de dispensation des médicaments, en exigeant d’insérer dans le process de commande un questionnaire de santé,
● La possibilité pour un état d’interdire l’offre promotionnelle de médicaments (ex : rabais),
● La possibilité d’interdire le référencement payant dans les moteurs de recherche et les comparateurs de prix.
Il ne faut pas oublier que la Cour avait considéré antérieurement que « la santé et la vie des personnes occupaient le premier rang parmi les biens et les intérêts protégés par le TFUE et qu’il appartenait aux Etats membres de décider du niveau auquel ils entendent assurer la protection de la santé publique et la manière dont ce niveau doit être atteint » : les états membres disposent donc d’une marge d’appréciation (CJUE, 19 mai 2009 Tbintes et Apothekerkammer des Saarlandes et autres/Saarland).
La Cour de Justice de l’Union européenne admet les trois premières limitations, mais réfute la dernière.
Concernant l’interdiction de moyens publicitaires considérés comme contraires à la dignité de la profession, la Cour rappelle qu’une législation nationale qui interdit de manière générale et absolue toute forme de publicité des professionnels de santé dépasse ce qui est nécessaire pour protéger la santé publique et la dignité d’une profession réglementée. En clair, l’interdiction pour les pharmacies de solliciter leur clientèle par certains moyens comme ceux consistant à distribuer massivement des courriers postaux et des tracts est possible, mais elle ne doit pas conduire à empêcher le prestataire de faire toute publicité hors de l’officine.
La Cour admet l’interdiction d’offre promotionnelle de médicaments, qui a pour objectif de lutter contre la consommation excessive et inappropriée de médicaments. Toutefois, cette interdiction doit être ciblée sur les seuls médicaments. L’objectif de santé publique ne saurait en effet concerner tous les produits cosmétiques et de parapharmacie.
Elle valide également l’exigence d’insertion d’un questionnaire de santé dans le processus de commande des médicaments en ligne, ce qui est dissuasif pour les acteurs économiques mais moins attentatoire qu’une interdiction de la vente en ligne.
En revanche, elle précise qu’un état membre de l’Union européenne dans lequel sont vendus en ligne des médicaments non soumis à prescription médicale ne peut pas interdire à des pharmacies établies dans d’autres états membres vendant ces médicaments de recourir au référencement payant dans des moteurs de recherche et des comparateurs de prix. La Cour considère qu’une telle interdiction restreint les possibilités pour les pharmacies de se faire connaître dans un autre état et constitue une restriction illicite à la libre-prestation de services de la société de l’information. Cette règle, pour la Cour, n’est pas nécessaire et apte à garantir l’objectif invoqué par l’Etat français, à savoir la répartition équilibrée des officines sur le territoire national.
Quel a été l’effet concret de la position de la Cour de justice de l’Union Européenne sur le droit français ?
Cet arrêt de la Cour de justice de l’Union Européenne aura eu un effet rapide sur le droit français.
Alors que dans un arrêt du 4 avril 2018 (n°407292), le Conseil d’Etat avait refusé d’annuler l’arrêté du 28 novembre 2016 relatif aux règles applicables aux sites de vente en ligne de médicaments, ce même Conseil d’Etat, dans un arrêt du 17 mars 2021 (n°440208) a annulé la décision ministérielle refusant d’abroger l’annexe de l’arrêté du 28 novembre 2016. Il a enjoint au Ministre chargé de la Santé d’abroger la disposition litigieuse dans un délai de deux mois.
Il a considéré que l’interdiction de référencement payant des sites de vente en ligne de médicaments, applicable aux seules officines situées en France, ne repose pas sur un motif d’intérêt général suffisant en rapport avec l’objectif de lutte contre la surconsommation des médicaments. Elle porte en conséquence une atteinte injustifiée au principe d’égalité.
L’arrêté du 14 mai 2021 a supprimé le paragraphe de l’arrêté du 28 novembre 2016 qui interdisait la recherche de référencement dans des moteurs de recherche ou des comparateurs de prix contre rémunération.
Concrètement, les pharmaciens développant des activités en ligne de médicaments peuvent désormais recourir au référencement payant des moteurs de recherche et aux comparateurs de prix contre rémunération.
En ce qui concerne précisément l’affaire Shop-Apotheke, la Cour d’appel de Paris, le 17 septembre 2021, a rendu la décision suivante.
La Cour d’appel de Paris considère que les arrêtés du 28 novembre 2016 (bonnes pratiques de dispensation et vente en ligne de médicaments) ne sont pas opposables à la société néerlandaise, pour une problématique procédurale liée à l’absence de notification à la Commission et aux Pays-Bas de ces restrictions au sens de la directive médicaments.
Toutefois, elle considère que l’obligation des états membres de notifier les mesures dérogatoires à la liberté du commerce électronique de médicaments sans prescription ne peuvent prévaloir sur le pouvoir général de dérogation des états en matière de protection de la santé publique.
Elle infirme le jugement du Tribunal de Commerce de Paris en ce qu’il a retenu la responsabilité de la société néerlandaise pour concurrence déloyale.
L’avenir dira si un pourvoi est formé contre cette décision.